Le traitre
Une douleur aiguë transperçait le corps de la princesse. Elle sentait sa peau frémir, ses entrailles remuer et son cerveau brûler. À moitié consciente, elle sentit qu’on la posait sur le sol et une voix lointaine retentit.
– Cette page ne nous aide pas le moins du monde, pesta la voix. Retire-lui des mains et place-la contre l’autel.
On la tira en arrière, mais elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’il se passait. Ses yeux étaient embrumés d’un voile rouge. Ash sentait ses pensées se distiller, comme la dernière fois que l’esprit des ténèbres s’était manifesté. À nouveau une voix, proche d’un hurlement au loin, lui parvint aux oreilles.
– Mon œil ! s’exclama la voix. Il me brûle ! Qu’est-ce qu’il se passe?
– Arrête de bouger, laisse-moi voir ! lui répondit une deuxième.
– C’est comme si une aiguille chauffée à blanc me le transperçait, c’est horrible ! Fais quelque chose !
– Ferme-la donc, je fais de mon mieux, mais Ash aussi a besoin d’aide.
Elle entendit encore quelques échanges entre les deux voix mais elles s’éloignaient de plus en plus et très vite elle ne parvint plus à comprendre ce qu’il se disait.
Sa respiration s’accéléra, de même que ses battements de cœur. C’était peut-être là la preuve que son corps résistait. Ou peut-être était-ce tout l’inverse ? Peut-être son corps se détraquait-il sous l’influence de l’esprit des ténèbres. Ash finit par ressentir une énorme pression dans son crane et un fourmillement des plus désagréables le long de son échine. C’était une sensation dérangeante. Comme si quelqu’un lui triturait la colonne vertébrale. Elle résista un long moment, jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Alors elle se laissa aller. Non pas par choix, mais parce qu’elle était épuisée, à bout de souffle, le corps en feu.
Alors tout sembla s’éteindre. Comme si sa vie avait pris fin et que son existence ne se résumait plus qu’à une conscience entourée de vide. Elle était là, sans être là. Et le temps semblait s’écouler sans qu’elle puisse dire si c’était les secondes ou les heures qui se succédaient dans ce vide abyssal. Mais assez vite une voix retentit. Une voix qui ressemblait à un murmure amplifié, la rendant impossible à décrire. Elle s’adressa directement à elle, sans introduction.
– L’histoire doit se répéter, lança le murmure. Ton destin est déjà tout tracé, il n’y a pas à lutter. Tu ne fais que retarder l’inévitable et je suis las d’attendre ! Tes amis souffrent, ta famille est morte et tu as perdu la sœur que tu venais de retrouver. Qu’attends-tu pour déchaîner ta puissance ? Absorber les autres esprits élémentaires ne te sauvera pas. Le noir de ton âme absorbera leur puissance. Rien ne peut lui résister ! Nous avons encore beaucoup de choses à faire, nous ne devons pas perdre plus de temps sur cette planète minable !
– Anghor ? demanda Ash qui pensait avoir reconnu son amertume et son agressivité.
– Faut-il vraiment t’enlever tout ce qui t’est cher pour qu’enfin tu t’éveilles ?! J’ai trop attendu ce moment. J’ai trop attendu ta naissance. Et maintenant je devrais encore attendre que tu te décides à accepter ton destin ? Ma patience a atteint ses limites !
– Que veux-tu enfin ? demanda Ash agacée. Que l’esprit des ténèbres m’engloutisse ?
– L’esprit des ténèbres, répéta le murmure en riant. Il est vraiment temps que tu ouvres les yeux. Es-tu vraiment si idiote ? Tu crois vraiment que l’esprit des ténèbres te possède ? Qu’il essaie de s’emparer de toi ? Le démon en toi n’est pas un esprit élémentaire. Pas plus qu’il n’existe d’esprit de la lumière pour te sauver. Aostaris t’a simplement menti pour que tu fasses ce qu’il veut.
Une violente secousse ébranla Ash. Et l’espace d’une petite seconde elle perçut une voix lui dire de tenir bon. Elle perçut aussi les traits d’un visage se dessiner, mais très vite il s’effaça, la replongeant dans le noir complet où le murmure l’attendait.
– Comment savoir où se trouve la vérité dans tout ça, s’exclama Ash. Qui dit la vérité ? Entre ce que m’a dit Aostaris, ce que les pages du livre du renouveau racontent, ce que Motoko nous a appris et ce que tu me dis, où est la vérité ? Et ce jour où tu as prêté serment devant l’autel des ténèbres ?
– Une erreur ; grotesque mise en scene destinée à amorcer un changement. Il n’y a pas de vérité car tous te racontent la même histoire, mais la modifient pour arriver à leurs fins. Mais il n’y a que moi qui sais qu’il n’y a qu’une destination. Tu auras beau faire tous les détours que tu veux, à la fin tu t’éveilleras et tu me suivras pour accomplir ton destin.
– Et quel est-il ? Que suis-je censée faire de ma vie ? Et en quoi suis-je si spéciale ?
À nouveau une forte secousse ébranla Ash qui aperçut à nouveau le visage devant elle. Cette fois elle reconnut les traits de Kaïh.
– Il faut que son cœur reparte, lança la voix de Laruku non loin de là. Continue le massage cardiaque, je prépare une nouvelle impulsion.
– Ne lui grille pas le cerveau ! pesta Kaïh les sourcils froncés. Allez Ash, tiens le coup, je t’en supplie ! Je ne supporterais pas de te…
Et sa voix s’éteignit à nouveau, happée par le vide absolu.
– Tu n’es rien, répondit alors le murmure. Ton existence seule n’a aucune signification. Mais une fois tous ses enfants réunis, votre individualité s’effacera et alors l’histoire pourra recommencer ! Nous finirons fatalement par nous revoir Ash. Nous sommes liés. Sois prête à me rejoindre.
– Jamais !
– C’est aussi ce que ta sœur disait…
À nouveau une secousse fit trembler le vide et cette fois ci les poumons d’Ash se remplirent d’air et elle sentit l’engourdissement de son corps se dissiper, laissant place à de multiples tiraillements dans ses muscles endoloris.
Elle toussa violemment, tandis que Kaïh la tapotait dans le dos, comme pour l’aider à se ressaisir.
– Ash, ça va ? Tu es avec nous ?
Elle se tourna vers le visage inquiet de son ami et acquiesça en esquissant un sourire forcé. Derrière lui, l’autel de l’eau était comme terni par les ans. Aucune lumière ne s’en échappait. Kaïh leva alors la main droite de la princesse devant elle et elle aperçut le symbole bleu terne de l’eau gravé à l’intérieur de son poignet.
– Tu as apparemment réussi à communier avec l’esprit de l’eau.
– Thanalive, dit alors Ash comme pour le corriger. Il s’appelle Thanalive.
Elle le sentait en elle, l’esprit de l’eau. Sa puissance avait apaisé les ténèbres qui la rongeaient. Mais si ce n’était pas l’esprit originel des ténèbres, qu’avait-elle en elle ? Et…
– Telhia ! s’exclama Ash. C’est Anghor qui l’a. Je ne sais comment il a fait mais elle est avec lui !
Les deux autres échangèrent un regard incrédule. Heureusement Ash parvenait à garder son calme. Elle leur expliqua donc la conversation qu’elle venait d’avoir avoir lui. Laruku écoutait attentivement pendant que Kaïh ne cessait de maudire le mage tout en se frottant vigoureusement son œil.
– Je suis sûr que c’est un stratagème pour t’embrouiller, lança-t-il une fois qu’elle eut fini son récit. Ces esprits ont un effet positif sur toi, on en a eu la preuve à l’instant. Il faut qu’on continue.
– Peut-être, acquiesça Laruku. Mais il est aussi possible qu’il y ait une part de vérité dans ce qu’il t’a dit.
– Tu n’es au courant de rien ? lui demanda Ash. Si Aostaris m’a caché des choses, il est possible qu’il en aille de même pour toi. Si c’est le cas, j’aimerais que tu joues franc jeu désormais.
– C’est vrai, acquiesça Kaïh qui se massait toujours l’œil gauche.
Laruku garda le silence, remontant ses lunettes sur ses yeux.
– J’ai l’impression qu’il y a autour de moi plusieurs camps qui s’affrontent, expliqua Ash. Et me retrouver au milieu sans rien comprendre commence à m’irriter. Je veux des réponses, toutes celles que tu as. Si tu es vraiment notre allié, sois franc. Et peut-être qu’on pourra sauver Gaëa et récupérer Telhia sans problème.
Laruku sembla hésiter.
– Allez parle, ordonna Kaïh que son œil ne démangeait apparemment plus.
À nouveau le jeune Etrah remonta ses lunettes sur son nez. Après quoi il sortit de sa poche le petit terminal aux lumières jaunes qu’il gardait toujours sur lui.
– Il n’a apparemment jamais été question d’esprit des ténèbres. L’autel des Hommes, les pages, l’histoire de Gaëa… tout cela n’est qu’une mise en scène.
– Quoi ?! lança Kaïh estomaqué. Tu racontes n’importe quoi. Comment ce serait possible ?
– Je n’en sais rien, répondit Laruku. Une chose est sûre, lorsque j’ai relevé la longueur d’onde de l’esprit censé être en toi, j’obéissais aux ordres d’Aostaris. Apparemment il fallait que tu croies à cette histoire. Mais les relevés que j’ai faits sur toi ont simplement montré une capacité magique exceptionnelle. Ce qui te ronge fait partie de toi. Ce n’est pas un esprit, c’est ton pouvoir.
– Attends, je ne comprends pas, l’arrêta Ash. Pourquoi ce voyage dans ce cas ?
– Aostaris souhaite recueillir des données sur toi. Je lui envoie régulièrement un rapport grâce à ceci, dit-il en agitant le terminal. Je pense qu’il n’a jamais été question de te sauver, mais simplement de rassembler en toi tous les esprits élémentaires afin de les sublimer et d’obtenir une puissance capable de soumettre le plus puissant des magiciens.
Aussi rapide que l’éclair, Kaïh dégaina son épée et la porta sous le cou du jeune Etrah qui ne se laissa pas impressionner le moins du monde.
– Aostaris est avec Anghor ! s’exclama le jeune Homme.
– Non, répondit Ash qui essayait de comprendre. Il vient de me dire d’arrêter d’absorber les esprits élémentaires, que ça ne servirait à rien, que ça ne faisait que repousser mon destin. Aostaris au contraire veut que je les absorbe tous. Ça ne colle pas.
– C’est quand même un traître !
Kaïh semblait vraiment hors de lui. Les sourcils froncés, les mains fermement accrochées au manche de son épée, il semblait sur le point de trancher la tête de Laruku. Quelque part, Ash le comprenait. Aostaris les avait manipulés. Mais d’un autre coté, que gagnait le jeune Etrah à l’avouer devant eux ?
– Même s’il nous a menti, il désire simplement destituer Anghor, n’est-ce pas ? demanda Ash. La finalité ne change pas.
– Si, répondit Laruku. Une fois tous les esprits réunis, Aostaris te tuera et les récupérera pour son profit personnel. Ses motivations sont les mêmes qu’Anghor : soumettre Gaëa par la force. Et pour cela il a besoin des esprits mais aussi des enfants. Si Anghor a d’ores et déjà Telhia, Aostaris voudra d’autant plus mettre la main sur toi.
– Et tu oses nous dire ça si calmement ? pesta Kaïh qui resserrait sa poigne sur l’épée. N’as-tu donc pas peur de mourir ?
Laruku esquissa un sourire et dans un mouvement circulaire extrêmement rapide dégaina ses tonfa, heurta la lame sous sa gorge, passa en dessous et bondit en arrière, face à Kaïh.
– Ta faiblesse n’est pas une menace pour moi. Excuse-moi de ne pas trembler de peur face au jeune coq que tu es.
– Je vais t’éclater.
Ils bondirent l’un vers l’autre, abattant leurs armes respectives vers le visage de l’autre. Le tonfa fit mouche, explosant la lèvre inférieure du jeune homme. Laruku effectua ensuite une pirouette, passant derrière son ennemi tandis que la large épée s’abattait dans le vide. Mais rapidement, la lame effectua un 360° qui força Laruku à prendre ses distances.
– Pourquoi ? demanda Ash toujours sous le choc. Pourquoi nous dire tout ça ? Tu compromets les plans de ton roi en faisant ça.
Kaïh profita de cet instant de flottement pour lancer la pointe de son épée vers Laruku qui eut tout juste le temps de se déporter vers la gauche. La lame effleura tout de même son épaule, dessinant une longue estafilade sur sa peau.
– Je n’y gagne, ni n’y perds. Car vous n’avez pas d’autre choix que de continuer sur cette voie si vous voulez défaire Anghor. La seule différence c’est que vous êtes au courant qu’un autre ennemi se dressera devant vous avant cela.
Un tonfa s’abattit dans le pli de la jambe droite de Kaïh, qui fut forcé de mettre un genou à terre. Le deuxième heurta la joue de l’homme si violemment qu’il fut projeté au sol avec une force impressionnante. Mais l’endurance de Kaïh était remarquable. Il se redressa aussi vite que possible, serrant les dents et les poings.
– Tu vas me le payer !
Il bondit en avant et les deux hommes commencèrent une danse de coup et d’esquive impressionnante. Leur rapidité allait croissante et commençait à dépasser l’entendement. Ash n’en croyait pas ses yeux. Petit à petit elle commençait à percevoir une teinte les entourant respectivement. Une brume orange dégradée entourait Kaïh tandis que Laruku dégageait une fine fumée verte. Leur aura s’était éveillée et elle les aidait à se livrer un combat impressionnant dont l’issue semblait incertaine. Ash était persuadée d’une chose ; elle ne se réjouirait pas, quel que soit le vainqueur.
– Arrêtez ! hurla-t-elle.
Mais leur combat était terrible. Un nuage de poussières s’était levé dans la pièce, balayé par leurs mouvements rapides. Kaïh effectua un saut impressionnant, retombant sur Laruku qui amortit le choc avec ses armes. Une détonation retentit et les pierres qui les entouraient semblèrent s’effriter légèrement, ajoutant encore plus de poussière dans la petite salle quasi vide. Un filet de sang tacha le sol lorsque la lame de Kaïh dessina une large entaille dans le torse de l’Etrah.
Ash était de plus en plus persuadée que ce combat n’avait aucun sens. Elle devait les arrêter.
– Stop !
Elle leva ses mains devant elle, se concentra et traça du bout des doigts un symbole, comme si elle faisait quelque chose de naturel. Ensuite elle déversa toute la magie qu’elle avait accumulée et de ses mains jaillit un torrent d’eau qui fonça vers ses deux amis et les heurta si violemment qu’ils furent plaqués contre le mur opposé.
Ils retombèrent bientôt au sol, essoufflés, trempés jusqu’aux os, mais la tête un peu plus froide que quelques instants plus tôt.
– Laruku, je ne crois pas que tu sois un ennemi, expliqua Ash. Si tu nous as avoué ça, c’est parce que tu regrettes qu’Aostaris nous ait menti. Mais tu ne peux décemment pas t’opposer à ton roi. Tu es aussi perdu que moi dans cette histoire, n’est-ce pas ?
L’Etrah ramassa ses lunettes tombées au sol pendant le combat, sans dire un mot.
– Réponds-moi !
Il ajusta ses vêtements détrempés, puis fixa Ash droit dans les yeux.
– Même si c’est vrai, comment pourras-tu me faire confiance à nouveau ? Je t’ai trompée, pourquoi ne le ferais-je pas à nouveau ?
– Parce que tu peux prendre la décision de nous aider. Je sais que trahir son roi est quelque chose d’inimaginable pour nous, mais si je ne me trompe pas, tu regrettes ses actes, n’est-ce pas ? Tu ne les cautionnes pas. Tu n’as fait qu’obéir en minimisant les dégâts.
Laruku posa son regard sur le sol.
– Tout ce qui m’intéressait, c’était d’en apprendre d’avantage sur l’un des enfants et d’observer les effets des esprits élémentaires.
– Oui, mais ça a changé, non ? demanda Ash en s’approchant. Tu nous as aidés, tu nous as sauvé la vie et tu as partagé nos souffrances jusque là. Soit tu es un très bon manipulateur, soit tu es de notre côté depuis quelques temps déjà. Il ne te restait qu’à nous expliquer le plan d’Aostaris.
Ash était à quelques centimètres de l’Etrah à présent. Elle lui prit délicatement la main et plongea son regard dans celui de Laruku pour y percevoir ce qu’il ressentait vraiment.
– Je regrette qu’Aostaris t’ait menti. Je suis aussi perdu que vous, c’est vrai. Mais je ne veux pas que vous me pardonniez. J’ai fauté, je me rattraperai en temps voulu. J’affronterai Aostaris. Mais une chose était vraie…
– Quoi donc ? demanda Ash.
– J’ai horreur du contact physique… Tu peux me lâcher s’il te plaît ?
Ash obéit, riant de bon cœur. Kaïh lui aussi esquissa un sourire en secouant la tête. Après quoi il mit une grande tape dans le dos de l’Etrah.
– Je savais que tu n’étais pas un mauvais gars.
– Non mais sérieusement… ne me touchez pas trop.