Entre l’espace et le temps.
Ash n’arrivait pas à en croire ses yeux. L’image qui s’offrait à elle semblait irréelle, tirée d’un rêve. Elle n’avait de sa vie jamais rien vu de semblable. Elle n’aurait même pas pu imaginer se retrouver en face d’un tel spectacle. Elle se redressa, doucement, n’osant pas cligner des yeux de peur que cette vision ne s’évanouisse soudain.
Cela ressemblait à une ville étrangement entourée par une très fine brume aux teintes légèrement rosées. Mais rien de comparable avec ce qu’elle avait déjà vu. A coté, Zankior n’était qu’un petit hameau. Ici, la grandeur des constructions lui donnait le vertige : de longues tours rectangulaires noires s’élevaient si haut dans le ciel que la princesse n’était même pas sure d’en distinguer la pointe. Et tout le long de ces constructions, de petits carrés transparents laissaient apparaître l’intérieur des tours. On pouvait parfois y voir des tables, des chaises, des papiers en désordre et beaucoup d’autres affaires sans dessus-dessous. Quelques tours étaient encore en bon état, mais la majorité étaient éventrées, noircies, parcourues de lézardes et certaines étaient penchées, comme si elles allaient s’effondrer d’un instant à l’autre. Aux pieds d’Ash, le sol était noir, dur comme la pierre, et bien lisse. Par endroit, de petites bandes blanches y étaient peintes. Mais tout comme les grandes constructions rectangulaires, le temps avait usé ce sol qui laissait apparaître des fissures plus ou moins larges. Et tout semblait recouvert de poussière. Une légère brise en soulevait parfois d’épais nuages qui retombaient mollement sur le sol. L’impression était la même que pour l’ancienne Zankior, mais la sensation de désolation et d’abandon était encore plus forte. C’en était presque palpable : quelque chose de tragique s’était joué ici.
La neige tombait toujours. Aussi régulière que l’aiguille égrenant les secondes, elle s’abattait sur le sol froid de la ville en ruine avant de fondre, comme absorbée dans les entrailles de la terre.
Après quelques minutes passées à contempler ce singulier paysage, Ash commença à ressentir comme une impression de déjà vu. Le coté irréel de cette vision d’une ville d’un autre temps s’effaça pour laisser place à un sentiment familier. Comme si elle était déjà venue ici, il y avait très longtemps de ça. Peut-être lorsqu’elle était bébé ? Elle en était sure : cet endroit était présent dans sa mémoire, quelque part, bien caché.
Ne parvenant pas à trouver précisément ce souvenir, Ash se décida à avancer, pénétrant dans la ville en ruine. Les rues étaient jonchées de papiers, de carcasses de tôle et de débris de bâtiments. Et tout était désespérément silencieux. De l’intérieur, l’immensité de la ville lui parut encore plus imposante. L’atmosphère était lourde, teintée d’une étrange tristesse. Ash ne savait pas pourquoi, mais une boule grossissait dans sa gorge. Elle déglutit, ne comprenant pas quel était cet étrange sentiment qui l’envahissait et continua à avancer. Elle fut vite stoppée par une gigantesque crevasse, taillée dans le sol, et s’étendant sur des kilomètres. Certains monuments avaient été en partie engloutis dans ses profondeurs. Ash longea donc la crevasse en direction du centre de la ville. Plus elle avançait et plus elle semblait se souvenir de quelque chose. Un pan de sa vie oublié, mais qui commençait à resurgir. Malgré tout, elle n’arrivait toujours pas à se souvenir. Était-ce bien ici ? Était-ce bien il y avait quelques années tout au plus ? Était-ce bien elle ? Cette ville semblait avoir été suspendue dans le temps, figée à tout jamais peu après qu’un malheur l’ait ébranlée et débarrassée de toute vie.
En continuant a suivre la crevasse, Ash commença à apercevoir un bâtiment différent des autres s’élever au loin. Elle s’en rapprocha d’avantage avant de pouvoir le discerner correctement. Sa silhouette était proche de celle d’un arbre. Le tronc était une immense tour s’élevant vers le ciel et ses feuilles étaient comme des sortes de toits rouges, eux aussi couverts de dorures, régulièrement disposés autour du « tronc ». Le bâtiment dégageait une beauté qui contrastait énormément avec le reste de la ville. Il ne semblait pas usé par le temps, au contraire, il rayonnait comme s’il avait été construit quelques jours auparavant. Et très vite Ash remarqua que la source de ce brouillard coloré se trouvait au sommet de cette tour d’or. Lentement, comme sortant d’une fontaine, de la fumée rose s’en échappait, se déversant de part en part de la tour avant d’inonder la ville entière.
Une fois encore, en posant ses yeux au sommet de la construction, la princesse eut l’impression qu’un souvenir profondément enfoui en elle rejaillissait, emprunt de tristesse. Mais elle n’arrivait toujours pas à se souvenir. Pourtant elle avait vraiment l’impression que la réponse était là, à portée de main. Encore un peu et elle se souviendrait. Elle continua donc son chemin en direction de la tour, persuadée que si elle parvenait à y pénétrer, elle saurait enfin pourquoi elle se sentait si triste.
Arrivée au pied du bâtiment couvert d’or, elle resta un moment à le contempler, fascinée par sa beauté. Son cœur était serré et des larmes perlaient dans ses yeux. Elle était vraiment toute proche de se souvenir, elle le sentait.
Elle s’avança donc à nouveau en direction de la porte aux battants d’or.
– N’y vas pas, lui lança alors quelqu’un derrière elle.
Presque choquée d’entendre une voix après avoir passé un long moment dans le silence oppressant de cette ville, Ash sursauta en faisant volte face. Elle reconnut vite la jeune femme aux yeux bandés accompagnée de ses compagnons : Telhia, Kaïh et Laruku. La princesse remarqua également que des larmes roulaient sur les joues de Telhia. Elle voulut alors demander à la femme aux yeux bandés ce qu’elle faisait là, mais sa voix resta bloquée dans sa gorge.
– Il est trop tôt, continua l’autre. Nous ne devrions pas être ici.
Après avoir dégluti plusieurs fois d’affilée, Ash réussit enfin à parler.
– Qui êtes-vous au juste ? Et où sommes-nous ?
– Je veux bien t’expliquer certaines choses, mais avant ça éloigne toi de cette pagode d’or.
Ash tourna la tête vers le bâtiment en question, cherchant à nouveau une réponse sur ses façades parcourues de brume rose. Elle eut beaucoup de mal à en détacher le regard. Ce ne fut que lorsque Kaïh s’avança vers elle et posa sa main sur son épaule, qu’elle y parvint. Elle s’éloigna donc de ce que la jeune femme aux yeux bandés avait appelé une pagode, et marcha aux cotés des autres pendant un long moment. À un moment Telhia se rapprocha et lui saisit le bras, étouffant un sanglot. Une fois suffisamment loin, ils s’installèrent au pied d’un bâtiment.
– Alors, vous allez nous dire qui vous êtes ? demanda Kaïh.
Laruku restait silencieux, adossé contre la façade. La jeune femme acquiesça avant de prendre la parole.
– Je m’appelle Motoko et je suis comme vous une magicienne. Même si vous ne me connaissez pas, moi je vous connais bien toutes les deux, ajouta-t-elle en direction d’Ash et Telhia. Mais il y a tellement à dire que je ne sais pas par où commencer.
– Vous savez où nous sommes ? questionna à nouveau Kaïh.
– J’en ai une idée, répondit Motoko. De même pour la façon dont nous avons atterri ici. Mais il serait prématuré de vous exposer cette théorie. Tout ce que je peux affirmer, c’est que cette ville est suspendue dans le temps et l’espace. Elle n’appartient pas à Gaëa, pas plus qu’à un autre monde. Elle est perdue là où personne ne doit pouvoir l’atteindre. Et c’est pour cela que pour le moment, Ash, Telhia, vous devez accepter le fait que vous n’aurez pas de réponse.
Les deux amies échangèrent un regard. Leurs yeux emprunts de tristesse étaient comme un miroir pour l’autre. Elles semblaient ressentir exactement la même chose. Une tristesse que Laruku, Kaïh ou même Motoko n’éprouvaient apparemment pas.
– Pourquoi elles deux ? continua à demander Kaïh.
– Il est difficile de résumer tout cela. Beaucoup de mensonges les entourent, expliqua Motoko. Mais le plus gros, celui dont vous devez prendre connaissance, c’est que vous avez toutes les deux le même père. Et ce n’est ni Anghor, ni l’ancien roi de Zankior.
Étrangement Ash semblait avoir compris depuis un petit moment qu’elle n’était pas la fille d’Hisran. Elle se savait différente et sentait bien que son père, aussi aimant et attentionné qu’il pouvait être, n’était pas réellement son père. Par contre, pour Telhia c’était une surprise. Mais elles n’eurent pas le temps d’en débattre, Motoko poursuivait.
– Vous êtes ce qu’on pourrait appeler des sœurs. Vous partagez en quelque sorte les mêmes origines.
– Nous sommes des Séraphines ? demanda alors Ash.
La jeune femme aux yeux bandés se tourna alors vers Laruku et pendant quelques secondes le silence s’installa.
– Tu en sais beaucoup plus que tu ne veux bien le dire Laruku, n’est-ce pas ? Aostaris a du te mettre au courant ? Ou peut-être l’as-tu compris par toi-même en étudiant les données que tu tiens du cratère ?
– Le cratère ? répéta Kaïh. Vous allez arrêter de parler par énigmes, oui ?
– Du calme jeune coq.
Laruku remonta ses lunettes sur son nez, prit une profonde inspiration et soupira avant de se décider à parler.
– Il y a de ça quelques centaines d’années, les Etrahs ont découvert les débris d’un étrange appareil au sein d’un cratère non loin de la frontière commune entre Nehbrah et Ertiopa. Après plusieurs années passées à l’étudier nous avons compris qu’il s’agissait d’un engin capable de voler dans le ciel, tel un oiseau, et qu’il contenait beaucoup de données que nous nous sommes jusqu’alors efforcé de déchiffrer. Avec le temps, nous avons déterminé que cette technologie avait appartenu à ceux que nous connaissons sous le nom de Séraphins.
– Quoi ?! s’exclama Kaïh. Les Séraphins de la légende ?
– Ne me coupe pas le coq. Et tu apprendras bien vite que la légende est parfois loin de la réalité. Bref, nous avons eu accès à beaucoup de leurs connaissances et avons ainsi pu développer notre propre technologie en la calquant sur la leur. Mais il est impossible qu’Ash et Telhia soient des Séraphines. Leur passage date d’il y a plus de mille ans. Nous, les Etrahs, avec notre réseau d’espionnage, aurions été au courant. Ce que nous savons, c’est que les Séraphins sont venus avec un but, une mission et qu’il est plusieurs fois fait mention dans les données que j’ai récupérées de « deux enfants » que les Séraphins devaient retrouver. Ils en parlent souvent mais les données sont incomplètes ou endommagées. Puis ils se sont vus entraîner dans la guerre qui ravageait Gaëa et ont sans doute prêté main forte à nos ancêtres avant de quitter cette planète. Il est cependant certain que leur but premier n’était pas de sauver Gaëa, mais de trouver « les enfants ».
– Et vous pensez que nous sommes ces deux enfants ? demanda Telhia.
– C’est à n’y rien comprendre. Les Séraphins sont venus sur Gaëa pour trouver deux enfants qui ne sont nés que mille ans plus tard ? Et, bon sang, pourquoi ne nous en as-tu pas parlé plus tôt ? pesta Kaïh en direction de l’Etrah.
– Justement parce que c’est compliqué ! s’exclama Laruku. Comment veux-tu que je vous explique tout ça alors que moi-même je ne suis sûr de rien.
Le silence s’abattit à nouveau sur eux. Pour l’instant, Ash avait du mal à comprendre ce qu’elle était vraiment. Mais elle était presque heureuse d’avoir gagé une sœur. Et Telhia semblait partager ce sentiment.
– Et vous, d’où venez-vous ? demanda finalement Laruku à Motoko. Comment savez-vous tout cela ?
Celle-ci esquissa un sourire, comme si elle s’attendait à ce que ce dernier lui pose précisément ces questions.
– Je suis une des seules Séraphines à être restée sur Gaëa.
– Impossible, décréta tout net Kaïh. Vous ne pouvez pas avoir mille ans. Ou alors ça voudrait dire qu’Ash et Telhia ont très bien pu venir elles aussi avec les Séraphins… et là ça deviendrait n’importe quoi puisqu’ils sont censés les chercher !
Motoko s’amusa un instant de voir Kaïh réfléchir de toutes ses forces à la question.
– Les Séraphins ne vivent pas pendant mille ans, expliqua-t-elle. Ils sont à peu de choses près semblables aux Hommes d’ici. Mais je suis un peu spéciale. Disons qu’on m’a accordé certains privilèges.
– Donc en fait vous savez tout sur tout, s’emporta Laruku. Que sont « les enfants », d’où viennent les Séraphins, ce qu’est cette ville, l’origine de la magie… tout. Mais vous ne voulez pas répondre !
Motoko laissa un blanc passer avant de répondre. Un laps de temps qui laissa à Laruku l’occasion de se calmer un peu.
– Il faut que vous acceptiez de rester dans l’ignorance pour un temps. Votre voyage a commencé il y a peu et il vous faut le mener à terme. Alors, là seulement, vous aurez accès à plus de réponses. Si je venais à tout vous raconter, cela ne ferait que vous embrouiller d’avantage. Mais je consens à vous expliquer les choses au fur et à mesure. Cependant, cette ville fait partie d’une histoire, bien plus complexe. Il est inutile d’en parler.
– Et Anghor ? demanda Ash. C’est un Séraphin lui aussi ? Vous avez dit que vous étiez « l’une des seules » ce qui signifie qu’il y en a eu d’autres. Lui aussi a eu accès aux mêmes privilèges que vous pour rester en vie pendant des siècles ?
– Exactement, acquiesça Motoko. Lui et moi sommes les deux personnes chargées de trouver « les enfants ».
– Alors pourquoi essaie-t-il de nous tuer ? répliqua Ash.
Mais Motoko garda le silence. Le plus perturbant était de ne pas pouvoir lire dans ses yeux, cachés par son ruban rouge.
– Il faut que tu finisses ton voyage, répondit-elle à nouveau.
– Et puis quoi ? s’emporta Kaïh. Elle mourra ! Aostaris nous a dit qu’à terme ses chances de survie sont infimes.
– Je veillerai à ce que ça n’arrive pas, promit Motoko. Si tous les esprits originels se retrouvent dans son corps, y compris la deuxième partie de l’esprit des ténèbres que possède Anghor, Ash pourra être sauvée. Notre connaissance de la magie est bien supérieure à celle des Etrahs, faites moi confiance.
Tout le monde acquiesça en silence, sauf Laruku qui gardait une mine des plus sceptiques.
Ils restèrent un moment assis, à contempler la ville en ruine, la neige tombant toujours sur ce paysage d’un autre monde.
Puis, ils se remirent finalement tous en route vers la sortie de la ville.
Ash se sentait mal d’avoir tant de questions en tête et aucune réponse tangible. Même si Motoko en avait déjà apporté quelques-unes, beaucoup de zones d’ombre persistaient. Mais avec le temps, elle finirait par apprendre toute la vérité. Il lui fallait juste être patiente.
– Je n’arrive pas à croire que nous sommes sœurs, confia Telhia alors qu’ils s’éloignaient de la crevasse géante. Mais quand j’y pense, c’est vrai que nous avons grandi ensemble. Nous avons le même âge et beaucoup de gens disaient de nous qu’on se ressemblait beaucoup.
– Moi je suis contente, répondit Ash. Je t’avais dit que tu étais comme une sœur pour moi. J’ai l’impression d’être un peu moins seule ainsi. D’avoir enfin une famille.
Elles se sourirent toutes deux et à mesure qu’elles s’éloignaient de la pagode, leur tristesse diminuait.
– Vous savez comment sortir d’ici ? demanda alors Kaïh à l’attention de Motoko.
– En créant une fissure dans l’espace-temps, répondit simplement la jeune femme, comme si ça coulait de source.
Ils s’arrêtèrent alors sur la plage de sable blanc. Là Motoko leur demanda de former un cercle autour d’elle, ce qu’ils firent sans poser de question, même Laruku qui semblait étrangement agacé.
– Essayez de ne pas bouger, leur dit Motoko alors qu’elle joignait ses mains comme pour faire une prière. Il va falloir que je dégage une grande quantité d’aura.
– D’aura, répéta Telhia. Qu’est-ce que c’est ? Vous en aviez déjà parlé la première fois que nous nous sommes rencontrés.
– C’est normal que vous n’ayez pas encore découvert son existence, votre utilisation de la magie est très faible pour le moment. Mais d’ici quelques temps vous pourrez la matérialiser vous aussi. C’est simplement la force magique qui prend forme autour d’un magicien. Vous allez voir.
Motoko se concentra alors, parfaitement immobile, les mains toujours jointes. Bientôt une espèce d’aura rouge teinta l’air autour d’elle. Et plus elle se concentrait, plus la couleur devenait vive et plus l’air se réchauffait autour d’eux. Ils pouvaient sentir la puissance se dégager de la jeune femme. Une puissance qui leur donna l’impression de n’être que des fourmis à coté d’elle. Leur magie était infiniment plus faible que celle de Motoko. Il n’y avait absolument rien de comparable. Ash en était presque dépitée. Elle qui s’était tant entraînée, qui avait absorbé deux esprits en elle, n’était qu’un insecte insignifiant face à cette puissance. De petits éclairs rouges vinrent bientôt entourer la jeune femme et autour d’eux l’air se mit à tourbillonner.
Le ciel sembla s’effondrer sur eux, et tout se mit à se déformer. Comme si on compressait la réalité, la tordait, l’entortillait. Un déchirement se fit entendre, et l’espace d’un court instant leurs corps se mirent à léviter. Ils se sentirent aussi légers qu’une plume, toujours disposés en cercle autour de Motoko.
Puis, leurs pieds heurtèrent le sol et un vent glacial leur fouetta le visage.
Autour d’eux la réalité avait repris forme. Mais ils n’étaient plus du tout au même endroit. Ils se trouvaient sur une large étendue de glace et le vent transformait la neige qui tombait en un vrai blizzard agressant leur chair.
– Nous sommes sur le continent Nehbrah, hurla Laruku pour couvrir le vent qui sifflait à leurs oreilles.
Il tourna ensuite la tête dans tous les sens, puis soupira.
Motoko avait disparu, mais pas seulement. Telhia elle aussi manquait à l’appel.